Je déteste les pages qui se tournent. J'ai beaucoup de mal à accepter les "plus jamais". Je me répète parfois plusieurs fois, comme un mantra, "c'est la dernière fois que..." pour pouvoir saisir pleinement ces moments que la vie ne m'offrira plus. J'ai, par exemple, toujours un pincement au coeur en quittant un appartement dans lequel j'ai vécu, ne serait-ce que quelques mois. J'ai les yeux qui s'embuent en faisant le tour avant l'état des lieux, sentant rôder les souvenirs des instants heureux. Et quand je suis en vacances quelque part, j'accueille en moi le plus d'impressions, de sensations, d'images positives pour que ces moments ne m'échappent pas.
Certes, chaque page qui se tourne est aussi une nouvelle page qui commence, voire un nouveau chapitre. Toutes les pages ne m'ont pas forcément plues, mais immanquablement je me dis: "ça ne reviendra plus". Il m'est même arrivé d'avoir le coeur gros en quittant un job dans lequel j'avais pourtant été très malheureuse. Je savais que l'avenir serait forcément meilleur, mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser que cette époque était inexorablement révolue...et d'être prise d'un vertige.
Avec les enfants, j'ai presque quotidiennement ce sentiment. Chaque journée avec eux est unique et la suivante sera également riche en émotions, en sourires et en découvertes. Et pourtant quand vient le soir, je me dis que j'aurais bien aimé m'attarder un peu plus sur cette page avant que la suivante ne commence. J'ai même parfois le sentiment de ne pas avoir fini de la lire, cette page. A chaque date d'anniversaire, à chaque changement de mois de mon Loulou, je me dis: "Voilà, mon bébé n'a plus 6 mois maintenant. C'est fini. Je ne dirai jamais plus que ce bébé a 6 mois." La transat traîne au milieu du salon et je ne me résouds pas à le ranger ("plus jamais je ne verrai Loulou dans ce transat..."). Je dois me faire violence pour ranger dans des cartons les vêtements devenus trop petits. J'attends même un moment avant de les fermer, de les scotcher, de les sceller définitivement.
Cela peut sembler futile, voire ridicule, de chercher à retenir les moindres instants, de vouloir saisir à bras-le-corps le temps qui s'échappe, la vie qui file entre les doigts. Je ne suis pourtant pas passéiste ou nostalgique. J'aime voir mes enfants grandir, je suis fière de constater leurs progrès et je m'en réjouis sincèrement. Mais j'aime enfermer les souvenirs heureux dans la boîte de ma mémoire pour pouvoir revenir y goûter quand l'envie me prend. Cela n'a rien à voir non plus avec la peur de vieillir, mais plutôt avec le désir ardent de savourer pleinement l'instant présent, tout en ne sachant pas forcément si le bonheur sera encore présent au chapitre suivant.
Depuis hier, je n'allaite plus mon Loulou.